Avez-vous prêté attention à ce qui se passe dans votre cerveau lorsque vous découvrez une illusion d’optique ? Juste après la découverte, vous ne pouvez plus voir ce que vous voyiez un instant auparavant. Tel est l’état d’esprit d’Amélie se promenant dans le cœur de Rouen. Au premier regard, lui apparaissent des édifices du gothique flamboyant ou de la Renaissance, monuments ou maisons. Lorsqu’elle se remémore ces édifices et lieux peints par Claude Monet, Charles Frechon et les artistes de l’Ecole de Rouen, elle ne peut plus se départir d’une vision impressionniste de ces mêmes lieux.
A travers le regard de Claude Monnet
Suivons Amélie au cœur de la capitale normande pour partager son regard.
Voilà la cathédrale de Rouen, la fameuse, celle-là même qui a inspiré à Claude Monnet la plus célèbre de ses séries ! Devant l’imposante façade, Amélie imagine le peintre, à son chevalet, imprégnant sa rétine des changements de lumière, au gré du jeu entre nuages et du soleil et des moments de la journée, transfigurant chaque fois cette façade. Contraste ou paradoxe du temps qui s’écoule, sur des pierres qui semblent intemporelles.
De part et d’autre de cette façade où la pierre, tellement sculptée, semble une dentelle enchâssant le gigantesque vitrail en rosace au-dessus du portail central Saint-Romain, se dressent les deux tours, bien différentes l’une de l’autre, témoignage du temps qui s’est écoulé entre leurs constructions respectives.
A gauche, la tour Saint-Romain, de style roman-gothique, a flambé lors des bombardements américains de la « semaine rouge » du 30 mai au 5 juin 1944.
Les vignettes des galeries, comme celle ci-dessous, ne montrent qu’une partie de l’image. Pour les visualiser, cliquez sur l’une d’elles puis naviguez à l’aide des flèches.
La Tour du beurre : de l’abus au rejet
A droite, la Tour du beurre, entre Gothique flamboyant et Renaissance, comme l’Hôtel de Bourgtheroulde où réside Amélie et le Palais de justice, ancien Parlement de Normandie, qu’elle a admiré près de l’Hôtel de Bourgtheroulde où elle réside. Cette tour est ainsi nommée par ironie. En effet, elle fut financée par le commerce des Indulgences. L’Eglise, en échange d’une contribution financière, promettait aux généreux donateurs l’indulgence à l’égard de leurs péchés lors du jugement dernier. Beaucoup de donateurs étaient des paysans faisant commerce du beurre. Ce commerce des « Indulgences » fit partie des excès reprochés à l’Eglise catholique par les promoteurs de la Réforme protestante.
Amélie contourne la cathédrale, côté Saint-Romain et cour Albane, elle choisit d’y entrer par le portail des Libraires. Ainsi, le monument ne s’offre que peu à peu au regard et paraît encore plus vaste.
Des maisons à colombages jalonnent tout le parcours d’Amélie, témoignages soigneusement restaurés des siècles passés.
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L’appel de l’église Saint-Maclou
Autre édifice du gothique flamboyant : La charmante église Saint-Maclou. Son porche à cinq baies, en arc de cercle concave, s’avançant sur la place au-devant des fidèles rappelle à Amélie la chapelle baroque Saint-Gaétan à Nice qui s’avance ainsi sur le cours Saleya. Une flèche gothique, ajoutée à la fin du second empire par l’architecte Jacques-Eugène Barthélémy, exactement comme le fit Viollet-Le-Duc pour Notre-Dame de Paris, contraste avec l’ensemble ramassé de l’ouvrage. Amélie s’attarde devant les panneaux de bois sculptés des portails, œuvre des huchiers, les ébénistes. Ce monument a reçu deux bombes américaines en juin 1944, ruinant les vitraux, les voûtes et le clocher. Il fallut vingt ans avant de pouvoir rendre partiellement l’édifice au culte et plus de cinquante pour restaurer le chœur et la tour-lanterne.
Notre belle poursuit son parcours vers l’Aître Saint-Maclou. A mi-chemin entre l’église Saint-Maclou et l’Aître du même nom, un lieu à connaître pour qui s’intéresse aux impressionnistes de l’Ecole de Rouen : la galerie Bertan.
Danse macabre à l’Aître Saint-Maclou
L’Aître Saint-Maclou, curieux lieu que cette cour carrée cernée de bâtiments à colombages, c’est l’un des derniers cimetières à galerie d’Europe. La création de ce cimetière date de la grande épidémie de peste noire de 1348 mais du fait d’une nouvelle épidémie de peste au XVIe siècle, la place manque. La paroisse décide alors la construction de galeries surmontées de combles pour contenir les ossements.
Au XVIIIe siècle, les squelettes laissent la place aux écoliers. On évacue les ossements vers d’autres cimetières, on a besoin que les galeries deviennent des salles de classe. L’école voisine donc avec le reste des sépultures. En 1779, le Parlement de Normandie ordonne la fin des cimetières urbains. En principe les morts s’en vont ailleurs. Toutefois, lors de fouilles archéologiques, on en trouve à chaque fois et les figures mortuaires sculptées sur les colonnes, bien qu’endommagées lors des guerres de religions, subsistent.
Ancienne abbatiale Saint-Ouen : Un vaisseau vers le ciel
Un tableau impressionniste, de Charles Frechon, fait la transition avec un autre coup de cœur d’Amélie : « L’abbatiale Saint-Ouen vue de la cathédrale ». Aujourd’hui, l’ancienne abbatiale, en mauvais état, est désaffectée, ce n’est plus un lieu de culte. On y organise surtout des concerts de musique classique et des expositions. L’édifice n’en reste pas moins impressionnant par ses dimensions, surtout sa hauteur, ses proportions, son harmonie. Amélie est fascinée. Elle parcourt la nef qui élance démesurément ses arches vers le ciel, marche vers le buffet d’orgue et s’assoit devant lui.
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Avec François Depeaux, le mécène des impressionnistes
Bien sûr, Amélie ne pouvait négliger le musée des Beaux-arts où se tient une exposition consacrée à la collection de François Depeaux, industriel rouennais, magnat du charbon, bienfaiteur public et acheteur compulsif de tableaux : « François Depeaux, l’homme aux 600 tableaux ». Une collection constituée amoureusement pendant une vingtaine d’années, dédiée aux impressionnistes tels Monnet, Pissarro, Sisley, Renoir. Depeaux a été l’un des premiers acquéreurs de leurs œuvres et fut leur ami. Il posséda plus d’œuvres impressionnistes que le Musée d’Orsay n’en détient aujourd’hui. Il se fournissait aussi chez le galeriste Paul Durand-Ruel dont il était le principal client, maintenant par ses achats la cote de ces peintres.
Collection et adultère
François Depeaux avait prévu d’offrir plusieurs centaines de toiles à la ville de Rouen. Hélas, son épouse, Eugénie Décap, qui l’avait fait surprendre en flagrant délit d’adultère constaté par un homme de loi, exigea, lors du divorce, la vente de l’intégralité de la collection, qui fut ainsi dispersée en 1906, afin d’empocher la moitié du produit de la vente. François Depeaux racheta 55 tableaux, n’en conserva que 2 pour lui-même et donna les autres au musée des Beaux-Arts de Rouen. Eugénie Décap n’offrit rien.
François Depeaux vit naitre sous le pinceau de Claude Monnet, entre 1892 et 1894, la toute première toile de la série des cathédrales de Rouen « Portail de la cathédrale de Rouen – Temps gris ». Amélie s’imagine à sa place, vivant ce moment extraordinaire. Avant même qu’elle ne soit achevée, François Depeaux voulut acquérir l’œuvre. Cependant, Monnet qui avait entrepris la série et ne voulait pas vendre cette toile séparément, lui avait-il fixé un prix qu’il croyait prohibitif mais que Depeaux, passionné, acquitta. C’est lui aussi qui fut le principal, voire longtemps le seul, acheteur des tableaux d’Alfred Sisley (il en détint jusqu’à 62) dont il était le mécène et qu’il a souvent hébergé. Sisley ne connut jamais le succès de son vivant et était dans le dénuement. A sa mort, François Depeaux prit en charge les enfants de Sisley orphelins démunis.
L’Ecole de Rouen et les Mousquetaires
A peine plus tard viendront les Mousquetaires : Joseph Delattre, Charles Frechon, Charles Angrand et Léon-Jules Lemaître. Ils se sont connus à l’école municipale de peinture et de dessin de Rouen. Ils forment la première génération de l’École de Rouen dont ils sont à l’origine. François Depeaux les a dès l’origine aidés et a organisé leurs premières expositions à Rouen puis à Paris.
L’un des Mousquetaires, Léon-Jules Lemaître, a peint sous tous les angles la rue du Gros Horloge que justement Amélie empreinte pour rentrer à son hôtel. Elle passe sous l’arche Renaissance de cet ensemble que forment un beffroi, un clocher et une horloge astronomique du XIVe siècle, bijou sculpté, resplendissant de dorures.
A la Couronne, dans les pas Hemingway
Pour dîner, Amélie a choisi la plus vieille auberge de France, dans une maison rouennaise de 1345, sur la place du Vieux Marché, où fut brûlée Jeanne d’Arc : La Couronne.
Plusieurs fois incendiée au fil des siècles, partiellement détruite par les bombardements des B17 américains du 19 avril 1944, ordonnés par le général Eisenhower, telle le phœnix cette légende rouennaise est chaque fois renée de ses cendres. Mais ce soir encore, c’est dans les pas d’un autre américain que marche Amélie : Ernest Hemingway, toujours lui, qui figura parmi les clients célèbres de La Couronne.
Je ne me lasse pas de contempler la série de tableaux que Claude Monet a consacré à la Cathédrale de Rouen. Même lieu, mais impressions différentes selon le jeu de lumière… du grand art !
En m’arrêtant sur le tableau : « Rouen, l’abbatiale Saint-Ouen vue de la cathédrale de Rouen » , je me suis rendu compte que le problème de la conservation des monuments se posait même en 1891 : arbuste qui pousse sur la gargouille, pierre qui s’effrite. Le temps passe et ses affres aussi, mais la vie rejaillit là où l’on ne l’attend pas forcément, non ?
Il y a bien des choses à dire sur cet arbuste qui pousse sur cette gargouille en haut à gauche du tableau et qui surplombe le quotidien des humains, en bas, à Rouen. Mais je n’en retiendrai qu’un seul :
Quel contraste saisissant entre l’austérité du premier plan et cette vie qui s’immiscie de partout, entre la stérilité apparente du minéral (symbolisant la Cathédrale) et ce végétal qui plonge ses racines dans les entrailles de la pierre pour se nourrir !